ÉCONOMIE MONDIALE - 1990 , de l’euphorie à la crainte

ÉCONOMIE MONDIALE - 1990 , de l’euphorie à la crainte
ÉCONOMIE MONDIALE - 1990 , de l’euphorie à la crainte

L’année 1990 aura été, au total, une année fortement contrastée. Une année en partie double, serait-on tenté de dire. À un premier semestre relativement encourageant, où les raisons d’espérer semblaient devoir l’emporter sur les raisons de craindre, a succédé un second semestre marqué par l’incertitude et la tension. Entre ces deux moitiés – ou à peu près: sept mois pour l’une et cinq pour l’autre –, une brusque fracture s’est produite, qui oblige à distinguer très nettement un «avant» et un «après»: l’invasion du Koweït par l’Irak. La fracture n’affecte pas seulement le temps mais l’espace. Entre le début et la fin de l’année, les pièces du puzzle n’ont guère changé; sous l’effet de la crise du Golfe mais aussi et peut-être surtout des grandes mutations à l’Est, c’est leur configuration d’ensemble qui s’est très sensiblement modifiée. Au point de brouiller toutes les idées reçues et tous les pronostics.

Une situation plutôt favorable

L’année avait commencé dans une certaine euphorie: explosion de la liberté en Europe de l’Est, désarmement, persistance de la croissance et maîtrise de l’inflation; l’incroyable s’était annoncé dès 1989, l’année même du bicentenaire de la Révolution française, et semblait devoir s’amplifier, se consolider en 1990, année de tous les possibles, symbolisée par l’entrée de l’Allemagne unifiée dans l’Alliance atlantique, la chute de multiples tyrannies dans le monde, la marche de l’Union soviétique vers la démocratie.

Oui, l’année avait démarré en fanfare sur les plans diplomatique, de l’entente Est-Ouest et du désarmement. Même si le processus n’était pas sans fragilité, il semblait suffisamment bien engagé pour entretenir les plus grandes espérances.

C’est dans le domaine économique, finalement, qu’on se montrait le plus réservé, puisque les premiers mois de 1990 voyaient se confirmer un ralentissement du taux de croissance des pays industrialisés, revenu aux environs de 3 p. 100 l’an, tandis que l’inflation manifestait une légère tendance à augmenter dans certains pays, atteignant un taux de 4,5 p. 100 en rythme annuel dans l’ensemble du monde développé; cette tendance n’était pas assez marquée, toutefois, pour justifier les craintes d’une dégradation sérieuse de la conjoncture. Elle semblait plutôt accréditer la thèse optimiste d’une consolidation de la croissance à une allure modérée, dans une relative stabilité des prix. Depuis près de huit ans, des Cassandre prophétisaient la récession ou le retour de l’inflation, alors que le monde développé connaissait l’une des périodes d’activité les plus fastes depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. L’expansion semblait même avoir trouvé un rythme de croisière: il était naturel que la croissance ralentît quelque peu par rapport au début de la phase de reprise, et il était sain que ce ralentissement fût le plus sensible dans les pays où les tensions inflationnistes étaient les plus fortes; ces dernières devaient d’ailleurs s’en trouver atténuées, tout comme les déséquilibres extérieurs existant notamment entre les États-Unis, l’Allemagne et le Japon.

Les craintes que l’on pouvait éprouver de voir ce processus d’ajustement déboucher sur une récession n’ont jamais été totalement apaisées; force est néanmoins de constater qu’elles ne s’étaient pas non plus concrétisées au début de 1990.

Dans la plupart des pays d’Europe, la croissance se poursuivait raisonnablement. Le Japon, quant à lui, renouait avec un rythme de croissance dont il était seul coutumier, un rythme atteignant les 6 p. 100 et fondé tant sur l’essor de la consommation intérieure que sur celui de l’investissement et de l’exportation, dopée par la forte baisse du yen.

Les pays industrialisés ont investi de manière soutenue, sauf les États-Unis, mais les marges bénéficiaires des entreprises avaient tendance, après plusieurs années fastes, à se réduire. La situation de l’emploi s’est améliorée dans beaucoup de pays pour la troisième année consécutivement. Quant au niveau des offres d’emploi non satisfaites, qui reste élevé, il traduit l’existence de tensions sur le marché du travail, notamment au Japon, la France souffrant particulièrement, quant à elle, de la qualification insuffisante de sa main-d’œuvre.

La hausse des prix, qui s’était accélérée de façon préoccupante jusqu’au milieu de l’année 1989, s’est atténuée passagèrement mais a continué, au début de l’année suivante, de peser comme une sorte de menace latente sur l’économie mondiale. Dans la mesure où les économies des pays d’Europe occidentale produisent au maximum de leur capacité, la crainte prévaut alors de voir la fringale de consommation des pays de l’Est raviver les tensions inflationnistes sous-jacentes, l’une des grandes questions de l’année portant sur les effets de l’ouverture brutale et délibérée de ces pays à la société de consommation et à l’économie de marché.

Au milieu de l’année, les pronostics les plus fondés laissaient espérer la poursuite d’une croissance modérée, autour de 3 p. 1 00, la consommation des ménages restant soutenue et le commerce mondial continuant de progresser fortement, quoique à un rythme sans doute inférieur à celui des années précédentes. Le climat est alors toujours, pour l’essentiel, à la confiance, même si continue à planer sur l’économie mondiale cette épée de Damoclès dont elle n’arrive pas à se défaire depuis plus de deux décennies: l’instabilité des marchés financiers et des changes.

Il faut dire que, par comparaison avec les prédictions parfois très pessimistes qui avaient été formulées à la fin de 1989, la croissance se montrait encore bien accrochée au début de 1990. Il est vrai que jamais le monde anglo-saxon n’avait connu une aussi longue phase d’expansion en temps de paix: pour paraphraser la célèbre formule du docteur Knock, toute économie en bonne santé ignore les maux qui la menacent. Les économies les plus prospères doivent se résigner à vivre dans l’incertitude et le déséquilibre. Mais les gouvernements et les chefs d’entreprise ont appris à s’accommoder d’une telle situation et à tirer le meilleur parti des instruments de prévision et d’adaptation qu’ils ont façonnés depuis la grande crise de 1930.

Autre élément positif: la concertation internationale s’est confortée, malgré ses imperfections et ses hésitations; si l’on avait pu craindre, en 1989, que cette concertation ne fût menacée par les égoïsmes nationaux, elle ne s’en est pas moins poursuivie au fil des diverses réunions périodiques devenues quasi routinières: sommets semestriels des pays industrialisés, Groupe des sept pays les plus riches, assemblée générale du Fonds monétaire international, Uruguay Round, etc. De son côté, l’union européenne résistait également plutôt bien aux atteintes internes et externes dont elle était l’objet, et apparaissait de plus en plus comme un facteur d’équilibre dans les relations monétaires et commerciales internationales.

Il convient bien évidemment de faire la part, en matière d’accords internationaux, des faux-semblants et des arrière-pensées; mais ces accords ont leur dynamique propre et constituent le plus souvent un progrès par le seul fait qu’ils existent, contraignant ainsi les gouvernements qui les concluent à mettre un jour ou l’autre leurs actes en accord avec des proclamations qui ne sont pas toujours dénuées d’hypocrisie. C’est ainsi que Margaret Thatcher n’aura pu éviter d’engager le Royaume-Uni plus avant dans le processus d’intégration européenne, quelle que fût sa conviction intime et quelles que fussent ses manœuvres dilatoires ou ses acquiescements ambigus. C’est ainsi que les États-Unis auront évolué – laborieusement – vers une politique plus conforme à leurs responsabilités internationales,, notamment en matière de dette, de monnaie et de commerce, et ce malgré leur penchant traditionnel pour le protectionnisme et la loi du plus fort. Ils ne seront pas parvenus à empêcher qu’au sommet du G7 de Houston, en juillet 1990, le compromis agricole conclu ne reflète largement les vues de la Communauté européenne. Le président Bush lui-même a fini par se trouver contraint d’annoncer une augmentation des impôts pour réduire le déficit budgétaire, au prix de l’abandon de son credo reaganien et de ses promesses électorales.

Trois préoccupations majeures émergeaient au début de 1990: l’organisation de nouvelles relations avec une Europe de l’Est revenue à la liberté; le développement d’une épargne capable de faire face aux besoins croissants de financement ressentis dans la plupart des pays; la protection de l’environnement. Est-ce à dire que les grands problèmes des années antérieures - le sous-développement, la dette ou les relations monétaires internationales - étaient passés au second plan?

On pouvait penser que tel n’était pas le cas, mais que les priorités nouvelles intégraient désormais celles qui les avaient précédées: le développement de l’épargne constitue aussi bien une condition du développement des pays pauvres et de l’Europe de l’Est qu’une condition du rétablissement des équilibres entre eux-mêmes et les grands pays industrialisés. C’est ainsi que, considère-t-on alors, le taux d’épargne américain pourrait dépasser celui du Japon au milieu des années 1990, si l’on en croit une étude de la revue Économie et statistique (no 232, mai 1990), en raison tout à la fois de la politique de réduction du déficit budgétaire mise en œuvre et du vieillissement de la population. Cet effort d’épargne des pays riches – des pays du Nord pour la plupart – devrait permettre de répondre aux importants besoins de financement de leurs partenaires du Sud.

Dans l’ensemble, les économies occidentales, qui avaient montré leur solidité en surmontant les chocs pétroliers successifs de 1973-1974 et de 1979-1980, paraissaient bien confirmer en 1990 leur bonne santé et leur faible vulnérabilité aux maux et aux faiblesses auxquels les théoriciens du marxisme-léninisme prédisaient inlassablement qu’elles succomberaient un jour: cette opposition persistante entre des économies occidentales prospères et résistantes et des économies collectivistes à bout de force et vidées de leur substance devait trouver son épilogue dans l’effondrement quasi naturel des régimes marxistes. Il y avait là, selon toute vraisemblance, un nouveau facteur de dynamisme propre à doper les économies industrialisées et à leur donner un nouveau souffle au moment même où elles risquaient de connaître, pour des raisons d’ordre cyclique et somme toute assez banales, un certain ralentissement. Ainsi, alors même que, pour les uns, ce ralentissement devait encore s’accentuer, d’autres pouvaient déjà déceler les éléments annonciateurs d’une reprise.

En Amérique du Nord, on s’attendait à un redémarrage. En Europe, les effets de l’unification allemande étaient évalués à 60 milliards de deutsche Mark de demande supplémentaire, ce qui laissait présager la création d’une zone d’intense activité dans un climat de paix inconnu depuis soixante ans de l’Atlantique à l’Oural. Les promesses d’un si vaste marché incitaient à un bel optimisme et donnaient confiance en l’avenir, comme le notait en juin 1990 un rapport prospectif du Commissariat général au plan.

Une période bénie? Une chance à saisir, en tout cas, pour installer durablement la paix, organiser le monde sur la base d’une concertation permanente prenant en compte la défense des plus défavorisés dans le cadre d’une vraie solidarité; une chance également pour la France de se mettre au niveau des meilleurs et d’assurer sa place dans l’Europe unie On imagine mal les industriels des principaux pays freiner leurs investissements dans un tel contexte, au moment où les niveaux de vie s’améliorent sensiblement, où se met en place un marché aux dimensions inédites et où les pays de l’Est manifestent une soif de consommation et d’équipement d’une ampleur insoupçonnée.

La nouvelle crise pétrolière

Tel était le climat lorsque éclata brutalement, le 2 août 1990, la nouvelle crise du Moyen-Orient; l’annexion du Koweït par l’Irak et l’état de guerre qui s’ensuivit devaient profondément secouer l’univers, sans que l’on pût, sur le moment, en évaluer toutes les conséquences, ni même estimer l’ampleur véritable du séisme.

Il était clair toutefois que le climat d’euphorie du premier semestre était vite oublié: les États-Unis se lançaient dans un effort de guerre sans précédent depuis la Corée et l’Indochine et les Bourses mondiales enregistraient une chute qui rappelait le krach d’octobre 1987. Le prix du baril de pétrole augmentait très vite de près de 30 p. 100 et des inquiétudes se manifestaient quant à la pérennité des approvisionnements pétroliers dans le moyen terme. L’élan des investisseurs semblait brisé, ne serait-ce que par l’anéantissement des espoirs concernant la baisse des taux d’intérêt, amorcée timidement au début de l’été.

Par la faute d’un dictateur irakien pratiquant la prise d’otages à grande échelle, le monde entrait à nouveau dans une phase de fortes turbulences, dont personne n’était capable de prédire l’ampleur ni la durée. L’ébranlement était profond, risquant même d’introduire de nouveaux désaccords entre Européens.

Reste qu’une page essentielle était tournée et que s’offraient, par-delà les circonstances angoissantes du moment, de solides motifs d’espérance. En effet, pour la première fois, l’O.N.U. jouait véritablement son rôle, en décidant à l’unanimité l’embargo contre l’agresseur irakien. Pour la première fois également, l’Union soviétique adoptait, dans le concert des nations, une attitude constructive. Un dialogue confiant était rétabli entre les deux Grands, le Royaume-Uni et la France apportant leur contribution à la consolidation de ce climat nouveau comme à la protection des pays modérés du Moyen-Orient. Enfin, les économies industrialisées paraissaient beaucoup moins vulnérables à cette crise pétrolière qu’elles ne l’avaient été lors des deux premiers chocs; la situation était d’ailleurs si différente que la plupart des observateurs s’accordaient pour refuser de la considérer, sauf accident majeur, comme un «troisième choc pétrolier».

L’expérience des quinze dernières années est, en effet, plutôt rassurante: malgré les deux chocs pétroliers, les pays industrialisés n’ont-ils pas accru leur richesse, dans l’ensemble, de plus de 25 p 100? Beaucoup moins dépendantes du pétrole qu’elles ne l’étaient quinze années plus tôt, les économies occidentale et japonaise affrontaient en outre cette nouvelle crise dans un contexte beaucoup plus sain: tendances inflationnistes mieux maîtrisées, activité industrielle modérée, stabilité mieux assurée des marchés financiers grâce notamment aux progrès de la concertation internationale.

Celle-ci devait se prolonger, comme en chaque début d’automne, par les réunions du F.M.I. à Washington, où les ministres procédaient à leurs discussions habituelles dans un climat d’attentisme inquiet, redoutant à la fois l’inflation et la récession sur les marchés financiers: la rentrée s’est en effet accomplie sous le signe d’une faiblesse persistante du dollar, jugée excessive et dangereuse, même si elle allège pour l’Europe les effets pernicieux de la hausse du prix du pétrole. De leur côté, les pays membres de la Communauté européenne avaient à préparer l’étape décisive qu’ils se sont fixée, à savoir les deux conférences intergouvernementales, l’une sur l’union monétaire, convoquée pour le 14 décembre, et l’autre sur l’union politique, convoquée pour le 15 décembre.

L’anémie des grandes monnaies

La stabilisation des relations monétaires internationales s’est poursuivie en 1990. Certes, elle a fait montre également de sa fragilité et de ses faiblesses persistantes; mais, grâce à la concertation entre banques centrales et entre gouvernements des principales puissances monétaires, ces dernières ont pu conserver une relative maîtrise du système, qui ne s’est pas démentie sous l’effet de la crise moyen-orientale et a résisté à la déprime qui s’est ensuivie. Cette maîtrise explique que, pour la première fois sans doute depuis le début des années 1970, les fluctuations des parités se sont prêtées de nouveau, dans une certaine mesure, à une prévision fondée sur l’évolution des taux d’inflation et des balances courantes: c’est dire qu’elles obéissent à des facteurs plus rationnels.

Jusque-là, les mouvements des principales monnaies étaient plus erratiques, souvent paradoxaux, reflétant moins l’état réel des économies respectives que des phénomènes spéculatifs à court terme souvent irrationnels ou auxquels, tout au moins, n’était donnée qu’une explication a posteriori: ainsi des monnaies s’inscrivaient-elles en hausse dans des pays où le taux d’inflation était élevé et le déficit extérieur important, comme les États-Unis, le Royaume-Uni, le Canada, l’Australie, l’Espagne et la Suède, et inversement (Japon, Allemagne, Belgique, Pays-Bas et Suisse). Le yen est resté la seule exception majeure à ce réalignement des taux de change sur les données fondamentales de l’économie, en connaissant une baisse importante au cours du premier semestre de 1990, malgré l’excédent toujours massif du commerce extérieur nippon et la très bonne tenue des prix.

Ainsi, tandis qu’une meilleure lisibilité se faisait jour dans le panorama des taux de change, certains phénomènes aberrants n’en persistaient pas moins; ils traduisaient les aléas inhérents à un système de change qui n’en était plus un depuis l’écroulement, en 1971, du dispositif conçu à Bretton Woods à la fin de la Seconde Guerre mondiale.

C’est ainsi que, après s’être fortement redressée comme le commandait l’excellente santé de l’économie japonaise, la valeur du yen était inférieure de 20 p. 100 à son cours maximal atteint à la fin de 1988. Ce recul était sensible à l’égard de toutes les monnaies, mais plus prononcé encore vis-à-vis du deutsche Mark et des autres monnaies du système monétaire européen; la Banque du Japon et plusieurs grandes banques centrales ont pourtant multiplié leurs interventions pour soutenir le yen au cours du printemps de 1990, le Japon voyant ainsi ses réserves de devises baisser de près de 20 milliards de dollars au cours du premier semestre (elles avaient déjà diminué de 25 milliards en 1989).

Cet effort des autorités japonaises, et notamment de la banque centrale, ne réussissait pas, toutefois, à dissiper totalement le soupçon des autres puissances industrielles quant à la bonne foi de leur partenaire asiatique, accusé de trouver dans cette manipulation monétaire un moyen d’améliorer sa compétitivité et de renforcer son agressivité commerciale. Le problème prenait une telle importance que, pour la première fois, le fameux Groupe des sept pays dits les plus riches, réuni à Bercy le 15 mars pour la rencontre habituelle de printemps, faisait allusion explicitement dans son communiqué final à la nécessité de stabiliser le cours du yen. De fait, cette prise de position, qui laissa sceptiques les commentateurs du lendemain, ne fut pas sans effet et illustra, une fois de plus, les progrès de la concertation internationale, en réussissant à ramener un peu de calme sur le cours du yen dans les mois suivants. Celui-ci restait toutefois plutôt faible, ce qui laissait planer un doute sur les arrière-pensées des autorités nippones, longtemps réfractaires à la demande que leur adressaient les autres pays de relever leurs taux d’intérêt. Mais, en septembre, sans doute inquiet des conséquences que pouvait entraîner pour l’économie japonaise la nouvelle crise pétrolière, T 拏ky 拏 n’hésitait plus à relever ses taux d’intérêt, et le yen retrouvait une vigueur certaine.

Les fluctuations des autres monnaies, moins sensibles, ont obéi à des raisons plus objectives et plus explicites: le deutsche Mark s’est d’abord raffermi sous l’effet de l’engouement instantané et quelque peu excessif suscité par les perspectives que semblait ouvrir l’unification et par les écarts de taux d’intérêt vis-à-vis des États-Unis, dont la monnaie avait parallèlement tendance à s’affaiblir.

L’unification allemande

Le formidable besoin de capitaux ressenti par l’Allemagne pour assurer le développement de sa partie orientale libérée du communisme ainsi que les tensions inflationnistes qui paraissaient devoir inéluctablement en découler ont exercé des influences contradictoires sur l’attitude des marchés à l’égard du mark. Pour les uns, l’Allemagne serait obligée de relever considérablement ses taux pour drainer la masse de capitaux qui lui seraient nécessaires: les placements en marks ne pourraient donc manquer d’être rémunérateurs; pour les autres, les pressions inflationnistes deviendraient menaçantes et affaibliraient la monnaie.

L’économie allemande absorberait-elle aisément l’unification, ou éprouverait-elle plus de difficultés qu’on ne l’imaginait? Telle était la question; la réponse nuancée qu’elle appelait s’est retrouvée dans la tenue qui fut par la suite celle du mark: ni trop fort, ni trop affaibli, l’union monétaire entre les deux Allemagnes s’étant effectuée dans les meilleures conditions possibles le 1er juillet, sur la base de 1 pour 1,8 en moyenne. Nul doute que le renforcement du S.M.E. n’y ait aidé, le franc fort, assis sur une politique économique rigoureuse, ayant contribué à faire de l’Europe un pôle de stabilité.

De leur côté, les autorités italiennes avaient décidé, au début de l’année, d’inscrire la lire dans le cadre des obligations acceptées par les monnaies de base du S.M.E., après une légère dévaluation de 3 p. 100 vis-à-vis de l’écu. La monnaie italienne devait se situer par la suite parmi les monnaies européennes les plus fortes, grâce, il est vrai, à l’artifice constitué par un taux d’intérêt particulièrement élevé, comme la peseta espagnole.

La livre sterling, elle aussi, se trouvait confortée, dans les premiers mois de 1990, par la perspective que laissaient enfin entrevoir les autorités britanniques de rejoindre l’Europe monétaire, alors que la dégradation profonde de l’économie anglaise avait entraîné le sterling dans une chute que ne parvenaient pas à enrayer les taux d’intérêt de crise pratiqués sur le marché de Londres.

Dans l’ensemble, les marchés des changes faisaient preuve, à la veille de l’été, d’un calme relatif, malgré la forte instabilité qui affectait les marchés mondiaux de titres.

Les interrogations subsistaient en milieu d’année quant à l’évolution prévisible du yen et du dollar. L’inquiétude était plus grande pour le second que pour le premier, même si une certaine solidarité semblait les entraîner tous deux à la baisse. En effet, avec un taux de croissance de sa production redevenu très dynamique, le Japon ne semblait guère vulnérable sur le plan de sa monnaie, même si l’augmentation du prix du pétrole – porté, à la fin de juillet, à 20 dollars le baril – pouvait lui paraître préjudiciable et ramenait effectivement le yen à son niveau le plus bas depuis dix-huit mois.

Le dollar, quant à lui, était exposé au contrecoup des scandales financiers frappant les organismes d’épargne américains. Les faillites atteignaient des sommes colossales, estimées à 500 milliards de dollars; par ailleurs, la volonté du président Bush de voir baisser les taux d’intérêt pour ne pas laisser trop s’engourdir l’activité économique et voir le pays sombrer dans une crise du crédit jouait aussi dans le sens d’une baisse du billet vert qui, à la fin de juillet, retombait à son niveau le plus bas depuis deux ans et demi, à 5,39 F, malgré une demande toujours aussi forte pour cette monnaie de par le monde.

Le problème des taux d’intérêt tend effectivement à devenir l’un des plus délicats qu’ont à traiter les ministres des Finances et les gouverneurs de banque centrale: tandis que certains se posent, non sans quelque angoisse, la question de savoir s’il convient de baisser ou non leur taux (les États-Unis surtout, mais aussi l’Espagne et la France), d’autres, tels les Japonais, ne cèdent que de mauvaise grâce aux pressions visant à les leur faire relever.

Les Allemands, de leur côté, s’efforcent de maintenir un équilibre délicat entre la force congénitale de leur monnaie et la crise d’anémie contagieuse que risque d’infliger à cette dernière son introduction en Allemagne de l’Est. L’opération paraissait, du moins dans sa première étape, devoir s’opérer sans dérapage. Karl Otto Pöhl, président de la Banque fédérale d’Allemagne, pouvait dès la mi-juillet se féliciter de 1’«étonnante douceur» avec laquelle l’unité monétaire R.F.A.-R.D.A. s’était effectuée et réaffirmer que cette union ne serait pas cause d’inflation; il soulignait la sagesse des Allemands de l’Est qui ne se pressaient pas de consommer les quelque 25 milliards de marks ouest-allemands transférés à leur profit.

Les perspectives apparaissaient, au total, plutôt favorables, en milieu d’année, à une baisse prudente des taux d’intérêt, ou tout au moins à leur stabilité – la décision courageuse du président Bush de recourir à l’augmentation des impôts plutôt qu’à l’emprunt pour résorber en partie le déficit américain venant opportunément appuyer cette tendance. La question restait de savoir si les pressions inflationnistes toujours latentes dans l’économie mondiale tendaient elles-mêmes à s’apaiser ou restaient menaçantes: le relèvement du prix du pétrole constituait, à cet égard, un élément plutôt inquiétant.

Dans ce contexte, la France réussissait une belle performance en plaçant sa monnaie parmi les plus fortes et en rapprochant sensiblement son taux d’intérêt et son taux d’inflation de ceux de l’Allemagne fédérale. Le Monde titrait à la fin d’avril 1990: «Le Franc vraiment très fort», en faisant valoir qu’il était notamment soutenu par la faible progression des prix, l’amélioration du commerce extérieur, le sérieux de la politique économique du gouvernement, la modération des hausses de salaires. Des capitaux étrangers venaient s’investir en France en quantité importante et y chercher une sécurité que ce pays paraissait désormais en mesure de leur assurer.

L’amélioration du climat, sensible sur les marchés monétaires, se traduisait également par la disgrâce qui semblait devoir frapper l’or durablement, après la légère remontée de son prix constatée à la fin de 1989 et le coup de fièvre passager qui le portait même à 425 dollars en février 1990. Celui-ci en effet retrouvait, en juin 1990, son niveau le plus bas depuis quatre ans, à 353 dollars l’once.

Il faut dire que, sur ce point aussi, la déconfiture soviétique a joué un rôle, contraignant Moscou à vendre quelque 250 tonnes de son stock, estimé à 2 500 tonnes, pour se procurer des devises et payer les importations nécessaires aux besoins de subsistance élémentaires des Soviétiques. Cette crise de l’économie soviétique ne paraissant guère devoir être résolue à brève échéance, les marchés pouvaient à bon droit anticiper sur les ventes futures auxquelles l’U.R.S.S. serait contrainte pour longtemps encore.

La chute du prix du pétrole avait aussi pesé dans le même sens, en contraignant plusieurs pays producteurs du Moyen-Orient à vendre de l’or pour compenser la baisse de leurs recettes pétrolières.

Ce recul du prix de l’or – encore accentué par l’atonie du marché américain de la bijouterie, le plus important du monde –, commençait à avoir des répercussions sur l’activité des mines d’Afrique du Sud auxquelles le gouvernement devait accorder des subventions et dont la production connaissait un début de ralentissement.

Le risque d’un nouveau krach boursier

Telle était la situation en 1990 lorsque intervint, le 2 août, l’annexion du Koweit par l’Irak. Cet acte de guerre provoquait aussitôt une envolée du prix du baril de pétrole ainsi qu’une hausse du prix de l’or. Mais le dollar ne joua pas, du moins dans les premières semaines, son rôle habituel de valeur refuge, il continua au contraire à s’affaiblir, tandis que le yen reflétait la traditionnelle vulnérabilité de l’économie japonaise aux crises pétrolières.

Les États-Unis, dont la dépendance à l’égard du pétrole s’était sensiblement accrue depuis plusieurs années, au point de devenir les premiers importateurs du monde, se trouvaient ainsi particulièrement exposés.

Mais, contrairement à ce qui s’était passé lors des premiers chocs pétroliers, les détenteurs de capitaux et les cambistes firent preuve, durant l’été de 1990, de sang-froid et de réflexion. Après un accès de fièvre très momentané, les marchés des changes restèrent sur la réserve, ne parvenant pas à tirer toutes les conclusions d’un événement aussi brutal qui survenait dans un monde déjà par lui-même très nouveau: l’U.R.S.S. condamnait le coup de force de Bagdad dans les mêmes termes que les États-Unis, ce qui constituait un élément pour le moins inédit et rassurant.

Les premiers chocs pétroliers étaient intervenus, en outre dans une conjoncture déjà marquée par une forte inflation, une active spéculation financière, un grand désordre monétaire. Tel n’était pas le cas cette fois, puisque l’économie américaine donnait des signes répétés d’essoufflement, tandis que la concertation internationale avait montré son aptitude, depuis plusieurs années, sinon à maîtriser du moins à minorer les aléas des marchés monétaires.

Enfin, le dollar restait affecté, aux yeux des opérateurs, par les discussions budgétaires délicates en cours à Washington entre la Maison-Blanche et le Congrès, l’ampleur croissante du désastre financier subi par les caisses d’épargne, la fragilité de nombreuses banques, le ralentissement de l’économie et la reprise du chômage. Nouvel élément d’inquiétude: le poids économique et financier de l’opération militaire dite «bouclier du désert» au Moyen-Orient. La chute des cours des valeurs mobilières à Wall Street comme à T 拏ky 拏, et finalement sur toutes les grandes places mondiales, traduisait l’inquiétude des milieux économiques et suscitait chez certains d’entre eux la crainte d’un nouveau krach boursier.

En fait, les marchés des changes dissimulaient mal leur nervosité et leur anxiété. L’inquiétude suscitée par la fragilité de plusieurs banques américaines contribuait à entretenir ce climat et à affaiblir le dollar.

En attendant d’y voir plus clair sur la situation dans le Golfe, et, si possible, sur l’état de l’économie américaine, les opérateurs délaissaient le dollar et achetaient en masse quelques valeurs qui leur paraissaient limiter les risques: à la fin d’août, le franc suisse atteignait son plus haut niveau historique vis-à-vis du dollar, et la livre sterling franchissait le seuil, jugé satisfaisant pour l’adhésion de la livre au S.M.E., des 3 deutsche Mark.

Les cours de l’or, poussés par la crise du Moyen-Orient au-dessus de 400 dollars l’once, semblaient néanmoins devoir plafonner, malgré de vives fluctuations enregistrées d’une semaine à l’autre.

Commerce international: le dernier round de l’Uruguay?

Après un ralentissement au cours du second semestre de l’année précédente, le commerce mondial s’était considérablement animé au début de 1990, ce qui entraînait un accroissement des importations de pétrole des pays industrialisés; ces dernières ont renforcé les ressources des pays producteurs de pétrole, leur permettant d’acheter à leur tour davantage de produits manufacturés. Les échanges continuaient ainsi à progresser d’environ 6 p. 100 en volume, et ce n’étaient pas les faiblesses de l’activité ressenties ici ou là, aux États-Unis notamment, qui suffisaient à altérer l’optimisme.

Le commerce mondial de marchandises avait franchi, en 1989, le cap des 3 000 milliards de dollars auxquels s’ajoutaient quelque 600 milliards représentant les échanges de services. Ainsi se confirmait le processus constaté depuis plusieurs décennies, à savoir une croissance des échanges mondiaux supérieure à celle de la production des principaux partenaires – phénomène qui reflète lui-même l’intégration croissante des économies nationales dans un marché devenu mondial. La part du commerce extérieur dans les productions nationales respectives progresse en effet presque partout, imposant les normes de la concurrence internationale jusqu’au cœur de ce que l’on a longtemps considéré comme des secteurs protégés, par opposition aux secteurs exposés, lesquels deviennent de plus en plus nombreux.

Les politiques économiques mises en œuvre par les principaux pays influencent de plus en plus directement les flux commerciaux et conditionnent donc de plus en plus fortement l’économie nationale de chaque pays. C’est ainsi que les États-Unis, en 1985-1986, ont «tiré» l’économie mondiale par leurs importations que favorisaient un dollar fort et la reprise intérieure. Inversement, en 1987, l’économie américaine, troublée par un déficit commercial considérable et un recul sur de nombreux marchés, adopta une attitude plus protectionniste et contribua à freiner la conjoncture générale, en menaçant notamment les partenaires jugés «déloyaux» – tels le Japon et, dans une moindre mesure, l’Europe communautaire – de mesures de rétorsion unilatérales prévues par la loi de 1988 sur le commerce extérieur.

Cette solidarité de plus en plus étroite existant entre l’économie mondiale et les économies nationales conférait toute son importance à la négociation commerciale connue sous le nom d’Uruguay Round et qui se déroulait déjà depuis plusieurs années dans le cadre du G.A.T.T.

L’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (G.A.T.T.), qui régissait depuis presque quarante-cinq ans l’organisation du commerce international, avait permis de réduire la moyenne des tarifs douaniers mondiaux de 40 p. 100 à moins de 5 p. 100 en 1990. Il lui faut à présent s’adapter aux problèmes nouveaux du commerce international, sous peine de perdre progressivement sa raison d’être. C’est ainsi que le développement des échanges de services, qui représentent 20 p. 100 des transactions commerciales, échappe aux règles du G.A.T.T.; le respect des droits de propriété intellectuelle liés au commerce est mal assuré, tandis qu’un protectionnisme sournois menace le développement des échanges et pourrait à la longue ruiner les progrès laborieusement réalisés depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Aussi pouvait-on craindre que, si l’Uruguay Round ne débouchait pas sur un accord solide, la dérive protectionniste ne s’accélérât et compromît le dynamisme remarquable dont a fait preuve, contre vents et marées, le commerce international, C’est dire l’importance du débat qui devait se conclure par une conférence ministérielle, en décembre, à Bruxelles.

Les rencontres préparatoires qui s’étaient tenues dans les mois précédents laissaient subsister d’assez vives inquiétudes dans la mesure où elles n’enregistraient que de très modestes progrès, notamment sur la question des subventions agricoles.

Le sommet des pays industrialisés, qui s’est tenu les 10 et 11 juillet à Houston, avait été en effet plutôt décevant, avec une opposition très vive entre Européens et Américains sur l’agriculture. La redoutable Carla Hills, chef de la délégation américaine au G.A.T.T., a renouvelé à cette occasion ses attaques contre la Communauté, faisant douter de la volonté de Washington d’aboutir à un accord, alors même que la Communauté européenne donnait la preuve de sa bonne volonté en annonçant qu’elle était prête à réduire les subventions agricoles de 30 p. 100 en dix ans. La déclaration finale parvenait toutefois à masquer les désaccords persistants en se bornant à répéter les principes sur lesquels tous les partenaires se trouvaient bien évidemment d’accord. Seul le Japon, qui risquait d’apparaître isolé, est sorti du sommet de Houston avec des motifs de satisfaction au-delà de ses attentes, notamment la reconnaissance de son droit sur les îles Kouriles, annexées par Staline, et l’assurance que ses partenaires fermeraient les yeux sur les contacts que T 拏ky 拏 pourrait reprendre avec Pékin.

C’est que, par-delà les vicissitudes quotidiennes – baisse du yen, scandales financiers et boursiers répétés, disputes avec les puissances industrielles occidentales –, le Japon a continué de s’affirmer comme une puissance en expansion, sûre d’elle-même, remportant de nombreux succès sur les marchés extérieurs et perturbant profondément les stratégies industrielles laborieusement élaborées par l’Europe et par les États-Unis.

Le risque d’un Pearl Harbour industriel

Trouvant au Royaume-Uni une tête de pont particulièrement commode, l’industrie nippone y consolidait sa position en se rendant maîtresse de l’informatique britannique par l’achat d’I.C.L. Le thatchérisme concluait ainsi sa dixième année de règne sans partage par l’abandon quasi total à l’étranger des fleurons de l’industrie d’outre-Manche, montrant moins de réticence encore lorsque les acquéreurs étaient japonais ou américains, comme Fujitsu et Mitsubishi, ou A.T.T. et Motorola, que lorsqu’ils étaient européens, comme Thomson ou Siemens.

Il se confirmait par là que la véritable guerre que se livrent Américains et Japonais dans le domaine de l’électronique devait se jouer sur le continent européen. Jusqu’à la fin des années 1980, les Japonais avançaient cachés (par le biais d’accords de technologie et de la vente de gros ordinateurs). Ils ne craignent plus à présent de s’affirmer à visage découvert, implantant leurs usines et achetant des pans entiers des industries occidentales.

Les difficultés financières importantes annoncées en 1990 par le puissant groupe néerlando-européen Philips ont résonné, à cet égard, comme un coup de tonnerre dans un ciel qui n’était d’ailleurs plus très serein pour ceux qui savaient l’observer avec attention et objectivité. Les polémiques et les atermoiements suscités par la télévision à haute définition (T.V.H.D.) avaient déjà donné le ton depuis plusieurs mois: alors que l’Europe se montrait incapable de rassembler ses forces et ses compétences pour réaliser ce projet de télévision du futur, à haut potentiel commercial, mais aussi à implications majeures en matière de défense, le Japon et les États-Unis engageaient sans retard d’énormes moyens dans leurs projets respectifs. De son côté, un Royaume-Uni largement nipponisé dans son industrie automobile et dans son informatique posait de délicats problèmes à la C.E.E., en permettant aux Japonais de contourner les protections communautaires et de pénétrer la recherche européenne la plus avancée dans le cadre des programmes Esprit et Eurêka, lesquels constituent la seule politique industrielle de Bruxelles, qui, pour le reste, ne connaît d’autre doctrine que le libéralisme généralisé et l’ouverture systématique des frontières. On a vu ainsi poindre l’une des menaces les plus graves pour l’union européenne, et qui pourrait à terme la condamner. Curieuse conception de l’indépendance nationale que celle qui consiste à préférer l’abandon de pans entiers du patrimoine national entre les mains d’intérêts extra-européens à la mise en œuvre de synergies entre pays voisins. Certains gouvernants européens s’y résigneraient aisément, semble-t-il, et verraient assez bien un Yalta de l’informatique européenne, suivi d’un Yalta de l’industrie européenne dans son ensemble.

Comme l’a indiqué le Premier ministre français, Michel Rocard, lors de sa visite au Japon en juillet 1990, l’Europe ne rejette pas les investisseurs ni les produits japonais, elle les accueille dans le cadre d’une réciprocité qui est encore loin d’être respectée du côté nippon. Cette conception, activement défendue par la France, a commencé à rencontrer un écho favorable dans les milieux bruxellois réveillés par la brutalité de certains raids japonais. L’Europe subira-t-elle un Pearl Harbour commercial? Il ne tient qu’à elle de l’éviter, et plus particulièrement à ses industriels auxquels ne peuvent se substituer sans cesse pouvoirs publics nationaux et autorités communautaires. C’est le point de vue qu’exprimait clairement, en août 1990, Filippo Maria Pandolfi, vice-président de la Commission responsable de la recherche, lorsqu’il affirmait notamment: «Il y a des restructurations, des rationalisations à opérer, des synergies à susciter; les réponses données aux mutations technologiques sont insuffisantes. Il faut du courage et de l’imagination. Si l’industrie européenne n’effectue pas cette démarche, les autres la feront pour elle, si bien que le centre de gravité de notre industrie se déplacera hors d’Europe. Pour l’instant, la bonne réponse à donner aux Japonais, c’est le développement de notre recherche.»

L’ouverture des frontières ne saurait être en effet poursuivie sans s’accompagner de politiques communes dans les domaines de la recherche, de la science et de l’industrie. Dans cet esprit, les Douze ont mis en œuvre en 1990 un programme quinquennal de recherche de 14 milliards de francs, contre 9 milliards pour les cinq années antérieures. Les rivalités de clocher ont paru s’estomper: la Commission qui, au début, regardait avec scepticisme le programme Eurêka de coopération industrielle dont la France avait pris l’initiative en 1985 s’y est engagée désormais de façon significative en finançant la conception, la fabrication et l’utilisation de circuits intégrés de la nouvelle génération: ce projet, baptisé Jessi, devait mobiliser vingt et un mille personnes jusqu’en 1996. La Communauté européenne s’est également engagée dans un projet de réseaux télématiques transeuropéens et de logiciels de calcul à haute performance.

Pour s’opposer à la menace japonaise s’est aussi affirmée l’idée de développer la coopération avec les États-Unis. Des rencontres exploratoires ont été lancées en ce sens en 1990; elles ont permis d’envisager la mise sur pied d’une «task force» commune et devaient aboutir à des conclusions plus précises lors d’une conférence ministérielle C.E.E.-États-Unis réunie en novembre à Bruxelles.

Mais cette stratégie ne paraît pas non plus dépourvue de tout danger. La coopération avec I.B.M. ne risque-t-elle pas de placer l’informatique européenne sous la coupe du géant américain? C’est la crainte alors ressentie en France devant l’accord passé par Siemens avec I.B.M., alors que les milieux communautaires s’y montraient plutôt favorables. Une tentation plus ou moins secrète anime en effet certains pays membres et commence à poindre en Allemagne, unification aidant: celle de chercher le salut «chacun pour soi», par des voies qui ne pourront, en réalité, que favoriser des intérêts extraeuropeens.

L’Europe n’échappera à ce danger et ne sauvegardera sa personnalité que si elle est capable de définir rapidement une politique cohérente et constructive vis-à-vis du Japon. Les Japonais sont passés maîtres, en effet, dans l’art de jouer des contradictions internes de leurs partenaires commerciaux. Les États-Unis eux-mêmes ont souffert de ne pas avoir un centre d’impulsion unique dans leur politique économique avec le Japon. N’a-t-on pas vu des représentants d’un État s’élever au Congrès contre la montée de la puissance économique japonaise tandis que le gouverneur du même État se trouvait en visite au Japon pour essayer d’attirer chez lui les investisseurs locaux? De même, l’industrie aéronautique américaine a tenté de s’opposer aux transferts de technologie susceptibles d’accompagner un projet nippo-américain d’avion du futur alors que Boeing négociait dans le même temps un financement japonais pour le lancement d’un nouvel avion commun.

Il est clairement apparu, tout au long de l’année 1990, que les Japonais n’hésitaient pas à utiliser la faiblesse assez exceptionnelle du yen comme une arme commerciale. Cette attitude ne pouvait qu’envenimer les discussions au sein du G.A.T.T., qui n’ont pas réussi à sortir de l’ornière lors des rencontres qui eurent lieu à Genève durant l’été. Tout au plus établirent-elles un programme de travail pour les quatre derniers mois de la négociation dite de l’Uruguay Round, mais sans aborder le moins du monde le débat sur le fond ni produire le moindre résultat concret.

Un contexte plus difficile

On comprend que les pays en développement n’aient guère été satisfaits d’une telle situation: les dossiers qui les concernent, tels que la libéralisation des échanges de textiles, ont été à peine ouverts en 1990. Aussi leurs représentants étaient-ils nombreux à exprimer une fois de plus leur amertume, tandis que le représentant suisse au G.A.T.T., David de Puri, se bornait à prendre acte de ce que «les deux Grands ne sont pas prêts à négocier». On espérait toutefois que la rencontre prévue en octobre permettrait de débloquer la situation et que le marchandage final pourrait enfin avoir lieu. Mais rien n’était moins sûr, tant les principaux partenaires paraissaient peu préparés a consentir les concessions indispensables; comme pouvait le faire ainsi remarquer un diplomate de l’Association européenne de libre-échange (A.E.L.E.): «Les Américains proclament des ambitions élevées, veulent tout et tout de suite, mais font ensuite marche arrière parce qu’ils se sont trouvés en porte à faux par rapport à leur propre législation. C’est frappant dans le débat sur le renforcement de la propriété intellectuelle.»

La position américaine sur la libéralisation des échanges de textiles (instauration de quotas globaux s’appliquant de la même manière aux pays industrialisés et aux pays en développement) est unanimement considérée comme absurde. Le gouvernement américain ne voulait cependant pas en démordre, de peur d’irriter encore davantage le Congrès au moment où celui-ci cherchait à renforcer une législation déjà très protectionniste ; Washington retardait ainsi l’ouverture d’une négociation sur les modalités de démantèlement de l’accord multifibres, lequel permet aux pays industrialisés, par dérogation aux règles du G.A.T.T., de limiter leurs importations de produits textiles et d’habillement en provenance des pays à faible coût de fabrication.

Le protectionnisme sera-t-il finalement le plus fort? La question dominait les esprits en cette année 1990. La réponse était loin d’être simple, comme l’a bien montré un colloque organisé en juin à Amsterdam à l’occasion du trentième anniversaire de la Chambre de commerce internationale. L’homme d’affaires suédois Peroy Barnevik, qui dirige le groupe germano-suisse Brown-Boveri, a bien résumé ces contradictions en déclarant notamment: «Même si les entreprises font tout ce qu’elles peuvent individuellement pour obtenir protection et avantages, je pense pouvoir dire que la tendance de fond chez la plupart des industriels est en faveur du libre-échange; la raison en est simple: un monde de libre-échange multiplie leurs occasions de faire des affaires.» Mais l’importance des déséquilibres entre, d’une part, le Japon et, de l’autre, l’Amérique du Nord et l’Europe constituait une menace sérieuse, car, toujours selon Peroy Barnevik, «le plus grand des obstacles au libre commerce, c’est tout simplement qu’il existe au Japon un nombre très élevé de producteurs capables d’offrir une marchandise de haute qualité à bas prix».

La parade à la menace d’une stagnation des échanges entre les trois pôles majeurs de l’industrie internationale réside dans l’activité des grandes entreprises qui ont le marché mondial pour horizon. Aussi font-elles pression sur les gouvernements pour qu’ils concluent positivement les négociations commerciales de l’Uruguay Round; elles font valoir que le respect et la consolidation des règles fondamentales du G.A.T.T. sont plus que jamais nécessaires pour faire barrage aux inquiétantes menaces protectionnistes. Si l’on ne craint guère, en 1990, que celles-ci dégénèrent en une guerre commerciale comparable à celle des années 1930, la multiplication des restrictions dites «volontaires», mais souvent imposées au gré des rapports de forces entre puissances économiques dominantes, incite à prévoir que les échanges se développeront désormais dans un contexte plus étroitement administré et plus durement négocié, donc plus difficile, que par le passé.

Matières premières: l’atonie persistante

Phénomène inquiétant pour les pays producteurs, appartenant généralement au Tiers Monde, la forte croissance retrouvée des années récentes n’a pas vraiment réussi à redresser les prix des grandes matières premières; la situation n’a même cessé de se dégrader depuis 1986, connaissant en 1990 une relative stabilisation globale, encore que le pétrole ait joué un rôle déterminant dans ce sens, en s’adjugeant l’essentiel des hausses intervenues.

D’une manière générale, les conditions qui avaient maintenu la pression sur les cours des métaux en 1989 ont disparu: les grèves dans les mines de zinc du Pérou n’ont pas eu de suite et les approvisionnements sont redevenus faciles pour la quasi-totalité des non-ferreux, y compris pour les fournitures de qualité. Pourtant, les besoins en métaux, notamment des nouveaux pays industriels, restent importants, surtout pour leur métallurgie et leur industrie mécanique. Mais les perspectives de croissance de la consommation dans les pays riches sont jugées limitées depuis plusieurs années déjà. Le F.M.I. a calculé que la demande de métaux non ferreux continuait de progresser, mais moins vite que l’activité des industries utilisatrices. De leur côté, les compagnies minières considèrent que les cours sont de nouveau trop faibles pour justifier des investissements supplémentaires et l’exploitation de nouveaux gisements.

Toutefois, au cours de l’été de 1990, et avant même ce qui a été improprement appelé le «troisième choc pétrolier» (lequel a débuté au mois d’août), des mouvements chaotiques se manifestaient sur les marchés des métaux non ferreux, pourtant traditionnellement calmes pendant cette période de l’année. C’est ainsi que, durant le mois de juillet, les flambées puis les baisses de cours se succèdent à un rythme accéléré, tandis que des grèves éclatent dans des mines de cuivre, de plomb, de zinc et de nickel. Le marché est d’autant plus sensible à ces mouvements sociaux que, dans l’ensemble, les stocks de métal disponibles se maintiennent encore à des niveaux très faibles. Comme un malheur n’arrive jamais seul, un éboulement survenu dans l’une des plus importantes mines du Chili (Al Teniente), premier producteur mondial de cuivre, a imposé la fermeture provisoire de celle-ci.

Les troubles socio-politiques du Pérou et les guérillas d’Afrique font également peser des menaces sur les productions de ces pays: la Zambie, cinquième producteur mondial de cuivre, connaît de sérieuses difficultés; des troubles sociaux affectent même une mine d’Arizona. Au Canada, des mouvements revendicatifs apparaissent dans des mines de zinc et de plomb: ils s’apaisent finalement assez vite, et les cours fléchissent alors sensiblement à la fin de juillet.

En Nouvelle-Calédonie, une grève de plusieurs semaines paralyse la production de nickel, dont les cours font preuve d’une remarquable fermeté malgré des ventes spéculatives. Soucieux de leurs approvisionnements, les Japonais ne s’y trompent d’ailleurs pas et font leur entrée dans le capital de sociétés minières néo-calédoniennes, contribuant ainsi à consolider l’économie du territoire et à restaurer la confiance de celui-ci dans son avenir après les deux premières années, très encourageantes, d’application des accords Matignon, qui ont ramené calme et espérance sur l’archipel.

Les incertitudes sur l’issue des négociations de l’Uruguay Round ont aussi pesé sur les marchés des matières premières où la rivalité Europe-Japon-États-Unis n’est pas non plus absente. C’est ainsi que les États-Unis appliquent des réglementations protectionnistes à l’importation et même à l’exportation de différents métaux: le Buy American Act de 1930 permet à Washington d’imposer des droits élevés sur tout métal jugé vital pour l’industrie américaine. Les Japonais, quant à eux, pratiquent des doubles prix qui ont pour effet de taxer les métaux étrangers afin de rendre artificiellement compétitive la production nationale. Le dumping est en outre monnaie courante; c’est ainsi que, depuis dix ans, les pays de la Communauté européenne ont subi au moins vingt-trois attaques de la part des producteurs les plus divers: le nickel et le plomb de chasse soviétiques, le spath et la barytine chinois, les demi-produits de cuivre et d’aluminium yougoslaves, l’aluminium brésilien et égyptien; en 1990, l’U.R.S.S. a doublé ses ventes de potasse à la C.E.E en divisant les prix par deux. La réputation de «passoire» que s’est faite l’Europe à l’égard des produits des pays tiers s’illustre également sur ce plan. Tant et si bien qu’enfin, pour la première fois de son histoire, la Communauté a consacré un Conseil des ministres à ce sujet le 6 juin 1990 et a affirmé sa volonté de ne plus se laisser faire, sans pour autant définir les mesures bien concrètes par lesquelles pourrait se manifester cette volonté.

La faiblesse des prix des matières premières n’a pas affecté que le secteur des métaux; la morosité a dominé le marché du caoutchouc, malgré le «boom» de ses usages sanitaires, tels que les gants de chirurgie et les préservatifs. Matière première industrielle par excellence, le caoutchouc naturel a été affecté par les aléas de la conjoncture dans l’industrie automobile et plus particulièrement par les difficultés de l’industrie du pneumatique, illustrées par l’annonce de trois mille licenciements chez Michelin. La baisse du prix du caoutchouc s’est accélérée en juillet et n’a même pas été interrompue par l’invasion du Koweït par l’Irak. Tandis que la consommation se réduit, les pays producteurs, telles la Malaisie, l’Indonésie et la Thaïlande, trouvent intérêt à augmenter leur production pour accroître leurs recettes. Le caoutchouc serait-il l’une des rares matières premières que les pays du Tiers Monde ont intérêt à développer? Certains d’entre eux, en tout cas, le croient, comme le Nigeria, qui a augmenté de 70 p. 100 sa production dans les deux dernières années, tandis que la Thaïlande et l’Inde annonçaient une fabrication record de gomme.

La déprime du cacao s’est désespérément poursuivie, continuant d’affaiblir l’économie ivoirienne, malgré une embellie au printemps; la déception est notamment venue de la réduction des achats soviétiques, faisant l’effet d’une douche froide sur un marché qui manifestait quelques velléités de reprise largement provoquées d’ailleurs par les troubles politiques survenus en Côte-d’Ivoire ainsi que par des accidents climatiques. Le marché n’en restait pas moins encombré de fèves et les prix fluctuaient sur un niveau moyen toujours à la baisse. L’accord international expirait à la fin de septembre; son renouvellement s’annonçait sous un jour plus qu’incertain.

Même grisaille pour le café, dont on attendait pour 1990 une récolte en surproduction, notamment au Brésil, l’accord international se montrant toujours aussi inefficace et peu respecté en pareille circonstance: les deux grands producteurs que sont le Brésil et la Colombie cherchent surtout à augmenter leurs revenus par un développement anarchique de leur production. Derniers défenseurs de l’accord international, les Colombiens ont perdu leurs illusions et se sont résignés à une fuite en avant après avoir constaté que les États-Unis eux-mêmes ne faisaient aucun effort substantiel pour aider les paysans à abandonner la culture de la coca, tellement plus lucrative. Une amélioration des cours se faisait toutefois jour durant l’été, permettant d’espérer un redressement durable, d’autant que la consommation de café se développe très fortement dans les pays d’Europe de l’Est nouvellement libérés. C’est encore l’Afrique, grande productrice de café robusta, qui souffre le plus de cette concurrence et du marasme général. Si la France, en effet, importe d’Afrique encore plus de 50 p. 100 de son café, les autres pays consommateurs se tournent de plus en plus vers la production d’arabica sud-américaine, plus appréciée et de moins en moins chère.

Pourtant, les Nations unies préconisent une relance des productions de matières premières des pays africains pour leur permettre de recouvrer une meilleure santé économique; leur rapport recommande aussi une privatisation des filières de production et de distribution. Or l’expérience montre que, par exemple, le démantèlement du Cacao Board, décidé quelques années plus tôt au Nigeria, a conduit à une situation totalement anarchique pour la filière cacao; de même, au Brésil, la disparition de l’Institut brésilien du café n’a rien amélioré: la confusion règne entre des prix nationaux artificiellement maintenus et des cours mondiaux à la baisse.

Le rapport de l’O.N.U. est plus crédible lorsqu’il invite les pays africains à réduire de 50 p. 100 leurs dépenses militaires, ce qui économiserait environ 3,7 milliards de dollars par an, et à consacrer au moins 25 p. 100 de leurs dépenses publiques à l’agriculture. En contrepartie, il demande à la communauté internationale de consentir un nouvel effort financier à l’Afrique noire, estimant qu’il faudrait à celle-ci 27 milliards de dollars par an pour financer ses investissements indispensables; les pays d’Afrique du Nord auraient besoin, quant à eux, de 10 milliards.

Les marchés des céréales se sont également distingués par leur atonie, en raison notamment d’une augmentation de la récolte mondiale, des pays de l’Est et de l’U.R.S.S. en particulier, ainsi que de l’obstination des Américains à casser les prix, malgré les déclarations du secrétaire au Trésor, Nicholas Brady, affirmant le 30 mai à Paris sa volonté de «mettre en place une discipline efficace dans le secteur agricole, destinée à éliminer le système absurde d’aide à l’agriculture, de protection des importations et de subvention des exportations». Mais, dans la réalité, la politique américaine restait tout autre.

Dans ses prévisions annuelles, la F.A.O. estimait que, pour la première fois depuis quatre ans, les récoltes de céréales devaient se situer, en 1990, à peu près au même niveau que la consommation si les conditions climatiques restaient favorables; ainsi, la production mondiale de blé devait atteindre 558 millions de tonnes, en progression d’environ 3 p. 100 sur l’année précédente. La F.A.O. prévoyait néanmoins que «la reconstitution des stocks serait faible et que la situation alimentaire mondiale resterait précaire pendant au moins une autre année». C’est notamment en Afrique que le drame de la famine continue de s’aggraver, sécheresse et guérillas conjuguant leurs effets pour rendre sans cesse plus difficile une situation déjà catastrophique.

Le sucre lui-même a connu une évolution décevante en 1990. Après avoir fait preuve d’une certaine fermeté durant le printemps, fondée sur des craintes de pénurie et la faiblesse des stocks, son prix s’affaissait dans le courant de l’année, à mesure que la récolte mondiale paraissait devoir se montrer finalement excédentaire pour la première fois depuis six ans. Aucun des facteurs de hausse retenus au printemps par les professionnels ne s’est concrétisé: Union soviétique, Chine, Inde n’ont effectué que des achats parcimonieux. Ainsi, les modestes perspectives de la demande, la forte augmentation de la production en Inde et même en Chine, au Brésil, à Cuba et dans la C.E.E. ont transformé les prévisions initiales de déficit en anticipations de surplus. L’U.R.S.S. et la Chine connaissent une grave crise de liquidités et ne se portent donc guère acheteurs sur les marchés internationaux, malgré des besoins souvent aigus.

La tendance était tellement apathique sur le marché du sucre que, là encore, la crise du golfe Arabo-Persique n’a eu aucun impact sur les cours. Pourtant, l’annonce du boycottage du pétrole irakien et koweitien par la communauté internationale aurait pu provoquer une augmentation de la consommation d’alcool dans des pays comme le Brésil, dont une bonne moitié du parc automobile roule à l’éthanol (alcool fabriqué à partir du sucre de canne); de ce fait, le volume du sucre exportable par le Brésil aurait dû diminuer. Mais ce pays décida d’augmenter sa production en conséquence.

La faiblesse des achats mondiaux en 1990 s’est aussi manifestée sur d’autres denrées, telle la laine, dont le prix a baissé de près d’un tiers en deux ans. Les causes principales sont toujours les mêmes: augmentation de la production et réduction des achats des grands consommateurs comme l’U.R.S.S., la Chine (qui a réduit ses importations de laine de 80 p. 100, faute de moyens de paiement) et même le Japon. Sans doute faut-il également évoquer la douceur des derniers hivers parmi les causes propres à expliquer ce marasme de la laine, comme elle rend compte aussi pour partie de la sagesse des prix du pétrole jusqu’à la crise de l’été, et ce malgré la persistance d’une bonne activité industrielle dans le monde.

Au tableau des matières premières, l’année 1990 aura été marquée par l’apparition spectaculaire d’un métal peu connu, le rhodium, dont le cours s’est envolé de plus de 225 p 100 lors du seul premier semestre: utilisé dans l’industrie automobile pour la fabrication des pots catalytiques, ce métal connaît une vogue liée à la lutte contre les pollutions et à la prégnance des préoccupations écologiques. Produit surtout en Afrique du Sud, comme le diamant, qui connut aussi en 1990 un regain de la demande, le rhodium a fait l’objet d’une spéculation d’autant plus forte que son marché est étroit et que les quantités produites sont peu importantes (quelques tonnes), de même d’ailleurs que celles qu’utilise l’industrie – un gramme seulement par pot d’échappement , ce qui l’apparente à un métal précieux.

Quant au pétrole lui-même, qui exerce une sorte de rôle directeur sur les marchés des matières premières, son prix était remonté au cours du premier semestre au bénéfice d’une meilleure entente entre les pays membres de l’O.P.E.P. et d’un rapprochement des points de vue entre les deux producteurs majeurs que sont le Koweït et l’Arabie Saoudite. Ces deux pays, proches l’un et l’autre des pays occidentaux par leurs orientations politiques et diplomatiques, s’opposaient depuis un peu plus d’un an sur la stratégie à mettre en œuvre en matière de prix du baril et, plus précisément, sur la répartition des quotas de production. Cette divergence de vues tendait à s’estomper lorsque le coup de force de l’Irak vint tout bouleverser et rendit caduques ces discussions.

Alors que les réunions de l’O.P.E.P. avaient déjà réussi, au cours du printemps, à rapprocher les points de vue et à porter le prix du baril aux alentours de 21 dollars, cet événement provoqua sur les marchés un bref instant de panique au lendemain duquel le prix du baril parut se stabiliser provisoirement autour de 25 dollars, tout en restant animé d’un mouvement de «yoyo».

Puis une analyse plus sereine de la situation montra rapidement que les stocks étaient importants et que la production de l’Irak et du Koweït, sans être négligeable, n’était pas vitale pour les grands pays industrialisés, qu’il s’agisse des États-Unis, de l’Europe ou du Japon. Elle pouvait en effet être remplacée par une augmentation des fournitures de l’Arabie Saoudite, des Émirats arabes unis et de l’Iran, pays avec lequel les grandes capitales venaient de renouer des relations diplomatiques normales.

Outre les pays du Moyen-Orient, d’autres producteurs, tels que le Venezuela et le Mexique, décidèrent, dans ces conditions, d’augmenter leur production; d’où de nouvelles tensions au sein de 1’O P E P., dont le président, de nationalité algérienne, Sadek Boussena, ne tarda pas à formuler une mise en garde envers les pays membres qui accepteraient de jouer contre la hausse du prix.

Il apparaissait par ailleurs que d’autres champs pétrolifères, notamment aux États-Unis et au Canada, pourraient retrouver à moyen terme une rentabilité d’exploitation si le prix du baril devait dépasser durablement 25 dollars. On estimait généralement, au lendemain du coup de force irakien, qu’un baril à 25 dollars n’aurait sans doute pour les économies industrialisées que des effets marginaux; en revanche, à 35 ou 40 dollars, le monde industrialisé subirait une grave récession.

Mais ce sont, en toute hypothèse, les pays de l’Europe centrale qui seraient les plus affectés, car ils ont de gros besoins d’énergie pour reconstruire leur économie. Le problème était le même pour l’ensemble des pays pauvres non pétroliers, tels que le Maroc, le Brésil, l’Argentine et la plupart des pays africains, déjà très affaiblis et accablés par le poids de la dette. L’U.R.S.S., au contraire, voyait sa production revalorisée et pouvait espérer trouver dans la nouvelle crise du Moyen-Orient l’occasion inespérée de renflouer un peu ses ressources financières. Mais elle avait besoin de l’aide occidentale pour rénover un équipement obsolète qui rend difficile l’accroissement de sa production.

Avant même la crise de l’été de 1990, Moscou avait annoncé à ses anciens satellites qu’à partir du 1er janvier 1991 ils devraient payer l’or noir soviétique au taux du marché mondial et en dollars; c’était, en somme, le prix de la liberté. Voilà qui suffisait déjà à alourdir leur facture de 90 à 120 p. 100.

Si toutes les conséquences de l’événement étaient difficiles à tirer avec certitude dans l’immédiat, il n’en apparaissait pas moins alors que cette nouvelle crise sonnait vraisemblablement la fin d’une période durant laquelle le pétrole avait été relativement bon marché.

De même, la perspective d’une remontée progressive des prix du brut, favorable aux producteurs, mais supportable, voire relativement indolore pour les consommateurs, qui semblait s’esquisser depuis le début de l’année, après notamment la dernière conférence de l’O.P.E.P., paraissait bien compromise après cet été brûlant: le pétrole semblait revenu dans la zone des turbulences. L’accord auquel parvenaient les pays modérés de l’O.P.E.P., à la fin d’août, pour augmenter leur production marquait à n’en point douter un échec de l’Irak, mais ne pouvait ramener totalement le calme sur les marchés, tant l’incertitude restait grande quant à l’issue du conflit: l’hypothèse notamment selon laquelle les Irakiens pouvaient neutraliser durablement leurs puits et ceux du Koweit, voire détruire ceux d’Arabie Saoudite, en cas de conflit armé, entretenait une vive inquiétude sur les marchés et incitait à des stockages spéculatifs, poussant même sporadiquement le prix du baril à 35 puis 40 dollars, dès septembre.

Tiers Monde: la rechute pour cause de pétrole?

Plus d’un milliard d’êtres humains vivent avec un revenu annuel inférieur à 370 dollars, c’est-à-dire au-dessous du seuil dit de pauvreté. Telle est la réalité constatée par la Banque mondiale en 1990 dans son Rapport sur le développement dans le monde .

Malgré les bons résultats économiques enregistrés par de nombreux pays dans la décennie de 1980, la pauvreté n’a pas régressé. C’est l’Asie du Sud qui détient le record, avec près de la moitié de la population vivant au-dessous du seuil de pauvreté; la majorité des pauvres vivent dans les zones rurales (77 p. 100 en Inde, 80 p. 100 au Kenya), et l’agriculture reste leur principale source de revenu. Toutefois, la pauvreté urbaine progresse, surtout dans les bidonvilles d’Amérique latine, au Venezuela, au Mexique et au Brésil.

La démographie pèse lourd dans toutes les régions du Sud où règne la pauvreté: elle absorbe généralement, et au-delà, les gains de la croissance économique.

La Banque mondiale souligne la position particulièrement défavorisée des femmes, qui «se heurtent à toutes sortes d’obstacles d’ordre culturel, social, juridique et économique, que les hommes, même quand ils sont pauvres, ne connaissent pas». Le taux d’alphabétisation des femmes en Asie du Sud ne représente, par exemple, que la moitié de celui des hommes; dans les zones rurales du Pakistan, 20 p. 100 seulement des filles vont à l’école primaire. Enfin, la Banque mondiale rappelle l’interdépendance économique entre Nord et Sud et met en garde contre «le danger que représente la persistance d’un faible taux d’épargne, qui ralentirait le taux de croissance du monde industriel d’environ 0,5 p. 100 et alourdirait la charge de la dette en maintenant des taux d’intérêt élevés».

Sur ce plan aussi, l’année 1990 n’avait pourtant pas trop mal commencé. Le rapport annuel de l’O.C.D.E. révélait en effet que la dette globale du Tiers Monde avait cessé de croître. Atteignant un total de 1 322 milliards de dollars, elle semblait appelée à revenir, selon l’O.C.D.E., à son niveau de 1987. En outre, les pays en développement avaient reçu des concours financiers en lente progression, ce qui contrastait avec la chute brutale que l’on avait constatée à cet égard dans la première moitié des années 1980.

C’est l’aide publique qui était la première cause de ce léger redressement, à quoi s’ajoutait le fait que les crédits à l’exportation étaient redevenus positifs pour la première fois depuis 1985.

Mais l’inquiétude demeurait, du fait notamment de la persistance de taux d’intérêt élevés: le financement des investissements tant dans les pays industrialisés qu’en Europe de l’Est ne devait-il pas entraîner des besoins considérables en capitaux qui continueraient à pousser les taux d’intérêt à la hausse? La charge des intérêts et dividendes supportée par les pays en développement serait donc amenée à s’alourdir.

Élément plus positif, le «plan Brady» constitue un progrès dans la stratégie internationale de la dette: il apporte un soutien officiel, tant moral que financier, aux opérations de réduction de la dette des pays à revenu intermédiaire lourdement endettés qui, notamment en Amérique latine, ont entrepris des efforts résolus dans ce domaine.

Sur le continent sud-américain, en effet, les nouveaux présidents d’Argentine (Carlos Menem), du Brésil (Fernando Collor), du Pérou (Alberto Fujimori) se sont hardiment lancés dans des programmes d’assainissement rigoureux, parfois brutaux, de leurs économies nationales respectives. Restait à savoir si les conséquences sociales et politiques de ces programmes seraient durablement supportées par des populations déjà très pauvres et «travaillées» par des démagogues n’hésitant pas à recourir, comme au Pérou, au terrorisme le plus sanglant. On pouvait de même se demander si les risques grandissants pris par la Banque mondiale et le F.M.I., tant sur le plan strictement financier que sur le plan politique, n’étaient pas trop importants et ne portaient pas en germe des facteurs d’explosion ultérieure.

Mais il n’est pas douteux que l’année 1990 avait débuté sur une note plutôt positive en ce qui concerne la dette, comme l’avait bien montré, en juin, le sommet de Kuala Lumpur. Les quinze pays dits «à revenu intermédiaire» y avaient déclaré à cette occasion, par la bouche du ministre des Finances malaisien, qu’il n’était nullement dans leur intention de ne pas honorer leur dette.

Plusieurs pays, dont le Mexique, se sont félicités du plan Brady et de la restructuration de la dette qu’il a entraînée, en dépit de ses insuffisances et de ses imperfections: «Sans le plan Brady, nous serions aujourd’hui dans une situation beaucoup plus préoccupante», déclarait un important banquier mexicain, ajoutant: «Nous n’aurions pas réussi à ramener l’inflation de 160 à 20 p. 100, ni à maintenir la valeur du peso. Nous serions dans l’incertitude la plus complète et aucun investisseur étranger ne s’intéresserait au Mexique.»

S’il est évident que le plan Brady n’a pas résolu le problème structurel de l’endettement, il a permis aux pays bénéficiaires de reprendre leur souffle, en allégeant un fardeau devenu impossible à supporter: selon l’Institut de finance international de Washington, la dette du Tiers Monde s’est vue ainsi réduite de plus de 50 milliards de dollars entre 1988 et 1990.

Lors du sommet des pays d’Afrique francophone, qui s’est tenu le 20 juin 1990 à La Baule, la France a également procédé à une nouvelle annulation d’une partie importante de la dette qui est la leur. Elle a incité les banques à ne pas se désintéresser de ces pays. Un marché des créances douteuses s’est développé, dont l’évolution est assez révélatrice du degré de confiance accordée aux États. C’est ainsi que la dette ivoirienne se négociait à 19 p. 100 de sa valeur à la fin de 1988, et n’en valait plus, en 1990, que 6 p. 100.

Dans le même temps, la dette du Niger s’était dépréciée de 54 à 39 p. 100, tandis que celle du Nigeria remontait de 21 à 29 p. 100. La valeur moyenne de la décote des titres de créance pour les quinze pays les plus lourdement endettés est tombée de 70 p. 100 environ en 1986 à moins de 40 p. 100 en 1990.

La Banque mondiale créait dans le même temps un fonds de rachat de 100 millions de dollars, dont le Mozambique a été le premier bénéficiaire.

La discussion s’est néanmoins poursuivie au sein des institutions internationales. Annulations de dettes, dons, prêts, rachats de créances, quel était le meilleur moyen de faire face à ce difficile problème? Les avis restaient partagés: l’annulation de dettes, si généreuse soit-elle dans son esprit, laisse une impression de malaise: «Elle peut être considérée comme une prime aux dictateurs et à la mauvaise gestion», commentait un responsable d’associations françaises pour le développement.

Mais comment traiter les mauvais payeurs? Cette question est restée présente dans tous les débats du F.M.I. qui ont accompagné la décision, finalement prise par les sept grands pays industrialisés, d’augmenter de 50 p. 100 les ressources de cet organisme afin de lui permettre de répondre aux besoins des pays en difficulté financière; le F.M.I. enregistrait une forte progression du montant des impayés, passé de 2 milliards de dollars en 1988 à plus de 4 milliards en 1990.

Faut-il couper les vivres aux mauvais payeurs, au risque de les enfoncer dans leurs difficultés et de ne jamais rien récupérer des sommes dues, ou faut-il plutôt leur consentir de nouveaux prêts avantageux dans l’espoir de les aider à se redresser et à rembourser? Tels sont les deux termes de l’alternative entre lesquels pays industrialisés et institutions internationales continuent de fluctuer en 1990 d’une manière très empirique. D’autant que le problème revêt une ampleur nouvelle du fait des besoins considérables en matière de développement rapide manifestés à leur tour par les anciens satellites de l’U.R.S.S. en Europe de l’Est, qui ont vu, dans un premier temps, la libéralisation nécessaire de leur économie et l’accroissement rapide de leurs échanges avec l’Ouest (environ 12 p. 100 par an) se traduire par une aggravation sensible de leur endettement, évaluée à 15 milliards de dollars en 1989. C’est ainsi que la dette globale des pays de l’Europe de l’Est a pu être estimée à 160 milliards de dollars environ en 1990.

De nouvelles menaces de dégradation

La Bulgarie a suspendu les remboursements de sa dette. Dans le cas de la Pologne, les seuls intérêts de sa dette absorbent près de 50 p. 100 des recettes de ses exportations. Même pour l’U.R.S.S., qui dispose pourtant de réserves d’or considérables, le problème devient préoccupant, la dette extérieure ayant presque doublé en quatre ans, sur la base de 30,5 milliards de dollars en 1986.

La Hongrie, l’un des pays relativement les plus avancés de l’ancien empire soviétique, se trouve de plus en plus directement confrontée aux problèmes classiques des pays en développement: service de la dette croissant et programme d’ajustement impopulaire.

La solution passe par un développement équilibré des relations commerciales qui permette aux pays récemment libérés du joug communiste de se procurer les devises dont ils ont besoin. Mais cet effort n’ira pas non plus sans difficulté, car il implique que les pays occidentaux et le Japon facilitent l’accès des produits de l’Est sur leurs propres marchés par la suppression des restrictions commerciales existantes et, à plus long terme, en leur faisant une place dans le système de libre-échange ouest-européen. Cette exigence compliquait encore le déroulement des négociations commerciales du G.A.T.T., dites de l’Uruguay Round – et joua un rôle dans l’échec de celles-ci –, ainsi que les efforts pour parvenir au marché unique européen.

Il apparaît en effet que les pays pauvres non producteurs de pétrole sont les victimes potentielles de la nouvelle crise du Golfe. Ils souffriront à la fois d’une augmentation de leurs dépenses énergétiques, de la contraction de leurs propres exportations du fait du ralentissement de l’activité dans les pays industrialisés, et enfin du renchérissement du coût de l’argent.

Les deux premiers chocs pétroliers avaient précipité la crise de la dette; le troisième, redoute-t-on, pourrait annuler les efforts accomplis les années précédentes pour alléger son poids. C’est ainsi que l’Inde, par exemple, déjà très endettée (avec des engagements qui ont doublé en cinq ans et atteignent 64 milliards de dollars en 1990), a vu ses difficultés de financement s’aggraver, d’autant plus qu’elle était grosse importatrice de pétrole irakien et koweïtien. Le Brésil lui-même en venait, au lendemain de la crise du Golfe, à suspendre le paiement des intérêts de sa dette jusqu’à ce qu’un accord soit trouvé dans le cadre du F.M.I.

Les pays les plus pauvres, enfin, les trop fameux P.M.A., continuent à s’enfoncer dans leur misère et à se marginaliser. Ces quarante et un États, comptant quelque quatre cents millions d’habitants, ne parviennent guère à retenir l’attention des grandes puissances, elles-mêmes absorbées par des soucis plus immédiats: comme convenu en 1989 à l’initiative de la France, une conférence s’est tenue à Paris, sous l’égide de l’O.N.U., en septembre 1990, pour tenter d’apporter un début de solution aux difficultés de ces pays. En ouvrant cette réunion, le président de la République française devait notamment souhaiter qu’un nouvel effort fût accompli par les pays industrialisés, et appelait de ses vœux un plan de lutte contre les inégalités à l’échelle mondiale. Si la crise pétrolière de 1990 prenait l’ampleur d’un nouveau choc pétrolier, le Tiers Monde importateur et son milliard de pauvres en seraient en effet très durement frappés, ce qui ne manquerait pas de créer des déséquilibres lourds de menaces pour la paix.

C’est pourquoi la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (C.N.U.C.E.D.) a manifesté une vive inquiétude dans son rapport de 1990. Notant qu’avec un pétrole à 30 dollars le baril les pays en développement qui ne disposent pas de ressources en pétrole verraient leur facture annuelle d’importation s’alourdir de 26 milliards de dollars, la C.N.U.C.E.D. estime qu’au terme de la décennie de 1980 l’écart se creuse à nouveau non seulement entre les pays riches et les autres, mais aussi entre riches et pauvres au sein des pays en développement; elle dénonce une dynamique économique négative due notamment à «la prédominance de la gestion de portefeuille et de la spéculation sur l’esprit d’entreprise» et propose, pour y remédier, l’institution d’une taxe sur les transactions spéculatives internationales. On imagine les difficultés soulevées par un tel projet, qui nécessiterait, pour aboutir, un large consensus entre les nations.

Le triomphe modeste du moins mauvais des mondes

Année bouleversée par le coup de force de Saddam Hussein, 1990 a montré que la fin du marxisme et le retour entrevu de l’U.R.S.S. dans le camp occidental ne suffisaient pas à garantir la paix et la tranquillité. On avait un peu trop vite parlé de la fin de l’histoire et de la mort des idéologies, oubliant que les peuples, surtout lorsqu’ils sont pauvres, ont besoin d’idéologie: faute de mieux, le fanatisme religieux ou l’aventurisme politique sont toujours prêts à renaître et à occuper le vide de la pensée pour entraîner les peuples.

Le pragmatisme, la tolérance et l’humanisme, en revient-on à penser en 1990, ont du mal à être reconnus comme les seules vraies valeurs de toute civilisation: ils n’offrent pas le confort d’un système et exigent de l’individu responsabilité et remise en cause permanente. L’attrait des systèmes, si justement dénoncé au début du XXe siècle par le philosophe Alain, n’a sans doute pas fini d’exercer ses ravages. En témoignent la difficulté qu’éprouvent les meilleurs esprits à retrouver leurs marques entre capitalisme et socialisme et la gêne qu’ils ont à débattre d’une «troisième voie». Oubliant trop souvent que Marx avait conclu son œuvre en affirmant: «Je ne suis par marxiste», les uns se jettent dans le capitalisme et le culte du marché avec le même esprit de système que celui qu’ils avaient mis à défendre leurs précédentes idoles; d’autres ne veulent ou ne peuvent pas comprendre que, pour survivre, le capitalisme a besoin de mouvement et de remise en cause.

C’est d’une trop rare modestie que fait preuve l’économiste américain Herbert Stein, qui, ancien conseiller des présidents conservateurs Nixon et Reagan, souligne, au printemps de 1990 («The Triumph of the adaptative society», in The American Economist ), que le New Deal de Roosevelt, tant décrié à l’époque par la droite américaine, a profondément transformé le capitalisme américain. Il montre que Richard Nixon a, en fait, continué d’agir dans la même voie, bien que se réclamant d’une pensée politique adverse, et que «l’essentiel de ce qu’il est advenu de l’économie américaine dans les années Kennedy, Johnson, Nixon subsiste»; si le capitalisme a triomphé, ajoute-t-il, «c’est un capitalisme qui a autant été transformé dans ces années-là que dans les années Roosevelt». Ce qui l’a donc emporté, selon Herbert Stein, c’est «le monde industriel non communiste, de Singapour à la Suède, avec son extrême diversité»: des dépenses gouvernementales qui atteignent 60 p. 100 du P.N.B. en Suède, contre 17 p. 100 au Japon; des transferts sociaux proches de 30 p. 100 aux Pays-Bas, et inférieurs de moitié aux États-Unis; un niveau de contrôle de l’économie beaucoup plus élevé en fait au Japon que dans la plupart des autres pays capitalistes. Ce qui l’a donc emporté, commente l’économiste français Michel Beaud dans le prolongement de la pensée d’Herbert Stein («Le Moins Mauvais des Mondes?», in Le Monde du 21 août 1990), «c’est un ensemble complexe de libre entreprise, d’économie de bien-être social, de gestion de la stabilité et de réglementation, le tout dans une atmosphère irremplaçable de liberté». Mais les libéraux purs et durs répugneront toujours à admettre qu’il s’agit là d’un capitalisme largement mâtiné d’interventionnisme et de social-démocratie, autrement dit, fortement pragmatique.

Ce qui a perdu les économies collectivistes, c’est principalement leur rigidité, leur incapacité à évoluer, à intégrer toute mutation. On est loin des doctrinaires de l’un ou de l’autre des deux systèmes, fussent-ils qualifiés de «nouveaux». Comme l’indique l’ancien conseiller des présidents américains républicains, c’est une société adaptative, mobile, qui, au seuil des années 1990, alors que grandissent les menaces et croissent les incertitudes, apparaît comme le moins mauvais des mondes.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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